Rectangle et mise en profondeur, 2002

L'érigé et la ligne. Le géostationnaire, la volonté de puissance, origine de l'érigé. La courbure planétaire, l'horizon perçu à distance comme ligne, non encore comme droite.

La pratique de l'érigé et de la ligne, sa praxis, produisent des tracés qui fixent l'angle droit, le quadrilatère droit : carré, ou carré panoramique, autrement dit rectangle.

Le panoramique rectangulaire appelle une insertion de l'image et en propose une mise en perspective. D'où les codes correspondant, ceux qui privilégient la forme ou la couleur, producteurs des plans premiers ou autres : plans successifs grâce auxquels s'opère la tridimensionalité de la représentation.

La combinaison ou la conjugaison de la hauteur des formes et des épaisseurs ou les intensités des couleurs incarnent les diverses approches occidentales ou orientales des mises en profondeur.

La métope au fronton du temple grec, par le procédé du cadrage, a été une tentative cohérente de mise en profondeur. La filiation se constitue à partir de cette scène antique jusqu'à l'image électronique, depuis les premiers codes perspectifs jusqu'à la vidéo numérique ou virtuelle. L'image est, actuellement encore, prisonnière de ce rectangle, de ce cadre fondateur*.

La codification des règles élémentaires, voire définitives classiques, deviendra obsolète dans la durée.

La réduction des éléments tridimensionnels sur le plan, leurs découpes, l'image résultante, sont bien le produit d'une procédure, d'un code visuel tel qu'il s'est constitué dans l'idéologie et la culture occidentales. L'ensemble des systèmes perspectivistes s'organisent à partir du jeu des rapports de la ligne et du point. La projection, et son profil, en se complétant, en passant du frontal à l'horizontal donneront naissance à des géométries plus complexes : la projective, la descriptive algébriques.

Ce corps de théories gouverne l'élaboration des techniques dont nos habitudes mentales s'accommodent. Le rectangle originel, en fait, corrobore et impose une symbolique qui impressionne définitivement et façonne la production des outils, les technologies et très probablement les sciences elles-mêmes.

Les actes de fiction, les images, sont bien entendu fonction d'un même processus. Ombres ou reflets, projection ou renversement symétrique longitudinal des formes, ils procèdent du tyrannique et quadruple angle droit régulateur.

La prise de vue de l'image photographique fixe ou mobile, en Occident, a été techniquement manipulée et truquée : l'enregistrement des données est fonction d'un système optique correcteur. Pour reconvertir ce type de mise en profondeur, les premiers photographes extrême-orientaux, dont le code de mise en espace différait du nôtre, ont été contraints de découper et de réordonner le résultat enregistré pour reconstituer une image qui leurs semblait plus adéquate, les premiers plans et les lointains étant organisés, pour eux, en fonction des dégradés et des intensités lumineuses, et non principalement à partir de l'importance de la taille des formes. Autrement dit, les éléments s'organisent, pour nous, en un découpage spatial, depuis le premier plan, fonction de la hauteur maximale du quadrilatère, jusqu'à la plus petite pointure possible, le point à l'infini précisément.

La combinaison perpendiculaire du vertical et de l'horizontal, de l'érigé et de la ligne, le susdit rectangle droit, modèle donc, icône, provoque une contrainte et conditionne le décor dramaturgique, l'image cinématographique ou télévisuelle.

La scène frontale, y compris l'ensemble de ses remises en questions ou transferts, a pourtant été suivie de propositions plus immédiatement contemporaines. L'image vidéo, notamment, l'image électronique est composée d'une succession électrique de points modulés par des degrés de luminance et de chrominance. Le balayage horizontal de l'écran forme la suite des lignes qui reconstituent une image, laquelle devrait jouir, théoriquement, d'une totale liberté de construction. Mais, en début de chaîne de production, les objectifs, et par conséquent les prises de vue, ont subi une correction optiquement identique à celle qui avait déjà été élaborée pour les enregistrements photographiques. La vitesse de défilement, par ailleurs, a été calquée sur celle de l'unité cadrée du film : vingt-quatre images/secondes, rythme qui nous est devenu familier, mais qui pourrait être, et sans dommage aucun à comme d'ailleurs il le fut au début du muet à, sensiblement différent.

Les techniques électroniques les plus sophistiquées de la vidéo actuelle disposent d'importants moyens, susceptibles de générer des formes paradoxales, positivement insolites. L'image numérique, manipulable dorénavant point par point, peut créer potentiellement n'importe quelles espèces d'actions, n'importe quels types ou qualités d'espaces. Elles devraient par conséquent être totalement libérées du cadre, voire du plan.

L'image virtuelle photographique se produit symétriquement par rapport à un plan médian transparent ou semi-transparent et apparaît fictive et inversée selon le principe même de la restitution par réflexion dans le miroir.

L'image virtuelle vidéo, aux multiples développements prévisibles, s'ordonne différemment. Elle est actuellement et pour l'instant réalisée par des moyens complémentaires de liaisons informatiques relativement puissants : relief perçu en vision binoculaire et interactivité tactile. Le spectateur est entièrement coupé du réel quotidien environnant. Le corps participe et intervient fictivement, il peut bouger, se déplacer dans les trois dimensions horizontales et verticales, s'élever, s'envoler, transformer les textures spatiales et la composition formelle de l'action.

Cette multidimensionalité, momentanément restreinte, pourra bientôt être intégralement gérée, et de manière absolument arbitraire ou créative. Une réalité virtuelle artificielle, obtenue par immersion globale, pourrait bien devenir, dans un futur proche et dans certains contextes (simulations, apesanteur, etc.), une réalité inouïe, réalité autre, comparable en intensité à une réalité quotidienne... Laquelle ne deviendrait peut-être elle-même à son tour qu'un vécu virtuel, qu'une des réalités virtuelles imaginables dans un inépuisable continuum...

Jacques Polieri


* La forme courbe du cadrage du tableau (pour la peinture ou l'architecture baroque par exemple) n'est qu'une liberté spatiale avortée. Elle met en place, en effet, une découpure, apparence, simulacre d'abandon de la référence, mais appartient toujours aux codes perspectifs en vigueur. Les déformations obtenues s'effectuent classiquement par déplacements de repaires, introduction de points de vues décentrés, de points de fuites obliques uniques ou multiples.